Un terrain pour la dépression

Rédigé par Une Voix
Classé dans : Zone noire, Errances Mots clés : aucun
En 2023, j'ai plongé. Le terrain était fin prêt. 

La dépression est comme un entonnoir, m'ont expliqué les médecins psychiatres de l'hôpital. Plus vous avancez, plus votre horizon se rétrécit au point de ne plus rien montrer d'autre que le suicide. A la fin, le suicide devient la seule issue possible. En février 2023, j'ai atterri à l'hôpital. C'était l'hospitalisation, ou la mort. 

Je ne me demandais plus s'il fallait ou non se donner la mort, mais je réfléchissais à comment me la donner. Je voulais partir "en douceur", laisser derrière moi l'image d'un visage et d'un corps non meurtri, ne pas donner autour de moi une vision traumatisante de ma mort. Je cherchais par quel moyen je pouvais sortir purement et simplement de ce monde sans faire de mal autour de moi. 

Plus rien n'allait dans ma vie. 

J'étais malheureux dans mon couple, je ne savais pas comment faire évoluer les choses. Comme la bougie dont la flamme s'éteint quand on la prive d'oxygène, j'avais l'impression que notre flamme n'était plus alimentée, qu'elle n'avait plus d'oxygène. Elle s'éteignait doucement mais sûrement. Notre enfant était progressivement devenu l'un des seuls sujet rassembleur et vraiment fédérateur entre nous. En dehors de Luce, il était de plus en plus difficile de retrouver l'envie et la vision en commun. 

Je vivais d'intenses décalages familiaux. J'étais devenu père de famille, sans avoir de famille moi-même ni de père présent dans ma vie. J'enrageais contre le père qui était le mien, contre ce père outrageusement absent, qui n'avait jamais pris une seconde de son temps pour venir voir de lui-même ou appeler au téléphone sa petite-fille en quatre ans. Ce père expert dans l'art de laisser aux autres tous les devoirs et toutes les charges, sans assumer une seule des siennes. Ce père qui prenait tout pour lui et ne laissait rien aux autres. Ce père qui avait saccagé quelques années plus tôt toutes les valeurs morales et familiales dans le mensonge, l'escroquerie, la duplicité et l'abandon des siens.  

A chaque fois que je voyais des connaissances ou des amis aimés de leurs parents, aidés par eux matériellement, financièrement, logistiquement, la colère montait. Je fulminais. J'enrageais. Je n'avais aucune aide de ma famille, pas de soutien, pas d'assistance, pas de bras pour me prêter main forte et s'occuper de temps en temps de ma fille quand j'en avais besoin, quand j'avais besoin de temps pour travailler, de temps pour respirer, pour aimer, pour exister. 

Un père absent, une mère décédée, pas d'oncles, pas de tantes, pas de cousins cousines, seuls des cousins éloignés, une grande tante et un unique frère vivant loin... C'était très dur. Je n'avais que ma belle-famille sur qui compter dans mon entourage proche, immédiat. La chance d'une belle-famille saine et aimante, sur qui j'avais vraiment pu compter fort heureusement. Mais la force de mon lien dépendait largement de la qualité de ma relation à Cécile. Si ma relation à Cécile s'abîmait, garder des liens affectifs et familiaux forts avec ma belle-famille ouvrait spontanément des questions de conflit de légitimité. J'étais très attaché à ma belle-famille et je tenais à cette chance d'avoir ces liens pour ma fille et moi-même, mais ces liens étaient d'abord ceux de Cécile. Les miens ne faisaient qu'en découler. 

Socialement aussi, j'étais isolé. Nous nous étions installé en Anjou quelques mois avant la naissance de notre fille, fin 2018. C'était un choix familial. Celui d'un territoire que Cécile connaissait, où elle avait vécu, où elle avait quelques amis, mais surtout, où elle avait sa famille. De mon côté, je n'y avais aucune connaissance en dehors de ma belle-famille, aucun ami, aucun boulot qui ne m'y attendait lorsque nous nous sommes installés.

Je suis resté très longtemps dans un grand isolement social après notre arrivé à Angers. Moins d'un an après notre arrivée en Anjou, six mois à peine après la naissance de notre enfant, la pandémie mondiale de Covid-19 est survenue... Interdiction de sortir de chez soi sauf pour aller travailler ou faire ses courses. Interdiction de se rassembler. Règne de la distanciation, de la crainte et de l'interdiction de tout contact. Ça ne favorise pas beaucoup les rencontres et les nouvelles amitiés... Voilà pour le contexte. 

Côté personnel, je découvrais ce que c'est que d'avoir un bébé ou un enfant en bas âge. Un sacerdoce absolu. Une astreinte de tous les instants. Une obligation de présence sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Impossibilité de laisser votre enfant une demi-heure ou une heure tout seul, le temps d'aller faire un footing ou d'aller boire un verre. 

La présence de l'adulte doit non seulement être permanente, mais elle doit en plus s'aligner sur le rythme de l'enfant. S'il est éveillé, il a besoin des autres, d'amour, d'éveil et d'attention. S'il dort, vous devez être près de lui et respecter son sommeil, ne pas trop faire de bruit, vous tenir près à répondre présent à chaque instant s'il se réveille. S'il se réveille, s'il a faim, s'il réclame la présence de l'adulte, il faut être disponible dans l'instant. S'il vit sa vie et vous la vôtre, il faut quand même garder un oeil constamment ouvert, vérifier qu'aucun objet dangereux à porter de bouche ne traîne, s'assurer qu'aucune fenêtre trop facilement accessible n'est ouverte, etc. Rien n'est plus exigent au monde à mon avis que la vie avec un nouveau-né. 

Nous avons attendu plusieurs mois avant d'avoir une place en crèche. On a d'abord eu trois demi-journées par semaine, puis une vraie place par la suite. Autant dire que les débuts ont été durs, très durs. Aucune sortie possible, un très grand isolement, un bébé imposant de vivre à son rythme à lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jour sur sept, sans aucun relais : ni crèche, ni famille de mon côté, ni réseau d'amis de longue date sur qui compter. C'était presque surhumain. 

Dans cette période, je m'octroyais très peu de respirations. Je ne voulais pas que Cécile ait toutes les charges parentales sur les bras. Je ne voulais pas être un de ces pères absents, qui laissent à la mère toutes les tâches et toutes les corvées, toutes les charges familiales, mentales. Je ne voulais pas être un faiseur d'inéquités ou d'inégalités dans mon couple, dans mon foyer. Je voulais assurer mon rôle. Faire ma part, c'est-à-dire, faire au moins autant que la mère. 

Tout en encourageant toujours Cécile à sortir, à voir ses amis ou sa famille, à ne surtout pas se priver de temps pour elle ou pour ses relations, je m'octroyais moi-même très peu de sorties. Je donnais presque tout mon temps à la vie familiale, domestique et à la parentalité. La seule chose que je m'accordais en dehors de cette vie domestique, d'un boulot alimentaire et de travaux d'appartement, c'était d'aller voir Diogène, le seul ami que je m'étais fait depuis mon arrivée à Angers en dehors des cercles d'amis et de connaissances de Cécile... 

Et puis un jour, cette respiration a brusquement cessé. En une soirée, notre amitié s'est brisée. C'est un débat sur la démographie qui a mis le feu aux poudres entre nous (lire ici). Pour lui, nous étions trop nombreux sur Terre, il y avait trop d'humains. Ce "surnombre" était une menace tant pour nous-mêmes que pour notre environnement, et il était déjà responsable de la sixième extinction des espèces en cours. Pour lui, il fallait d'urgence réduire le nombre d'humains vivant sur Terre et cesser de faire des enfants. Pour lui, chaque nouvelle vie arrivant sur Terre était un problème, une menace. 

Je m'étais senti attaqué sur ce qu'il y avait pour moi de plus important et de plus intime - ma paternité et la vie de ma fille -, ainsi que sur le terrain de l'éthique et des valeurs, terrain fondamental à mes yeux. Mais en plus, je comprenais que pour certains amis, les amitiés n'avaient aucune valeur. Elles pouvaient se faire et se défaire du jour au lendemain, au gré d'un simple débat opposant deux conceptions différentes d'un même problème. 

Tout ceci m'avait beaucoup affecté. 

Quelques mois plus tard, c'est un autre ami, mon meilleur ami, qui m'a violemment rejeté (lire ici). 

Ce fut extrêmement dur. 

Difficultés de couple. Solitude familiale. Isolement relationnel. Défections amicales. Attaques en règle vis-à-vis de ma qualité de père ou de mes valeurs... 

Quant au travail, ce n'était pas mieux. C'était même catastrophique. Mes illusions sur le métier que j'avais choisi - le journalisme - s'étaient cassées le nez quelques années plus tôt dans la presse régionale. 

J'y avais vu tout ce qu'on pouvait imaginer de pire sur le métier. Exploitation massive et éhontée de la précarité dans des journaux s'affichant comme "démocrates chrétiens", logique de remplissage des pages du journal au détriment de la qualité des contenus, suivisme pavlovien derrière le petit milieu d'officiels, d'institutionnels et d'habitués au détriment de l'information de terrain et de la vie des gens, liens incestueux entre publicité et rédactionnel, mise à l'écart des acteurs de la vie locale pas assez dans le moule, présentations fréquemment incomplètes et biaisées de la réalité, sujets gênants sciemment censurés et passés sous silence... 

Mon dégoût avait été tel que je m'étais lancé dans une longue enquête sur la censure et l'autocensure dans la presse quotidienne régionale. 

Mais au bout d'années d'écriture, de réécriture, de recherche d'éditeur, etc., ce projet s'est soldé par un échec retentissant : la maison d'édition avec laquelle j'avais signé un contrat sur la base du manuscrit que j'avais envoyé a mis fin au projet de publication. Mon travail était insuffisamment abouti. Une grande marginalisation professionnelle, aucun plan B, un projet de longue haleine qui ne verrait pas le jour... L'échec était total. 

C'est dans ce contexte de défections amicales, de difficultés conjugales et familiales, d'échec et d'absence de perspectives professionnelles que les idées noires se sont mises à coloniser mon esprit.