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Comment un débat sur la démographie et l'écologie m'ont fait perdre une amitié 📓

Rédigé par Une Voix
Classé dans : Amours Mots clés : aucun
Diogène était un homme sensible. Un peu écorché. Très casanier. Assez original. 

Il avait son monde à lui. Un monde de lectures historiques, de jeux de société, d'esthétique historico-magique, d'aspirations politiques, de visées écologiques. Tout ce qu'il trouvait dans la rue d'objets potentiellement utiles, tout ce qu'il ne supportait pas de jeter car cela pouvait toujours servir, il le conservait, il entassait, il accumulait. Il parlait lui-même d'une sorte de syndrome de Diogène, un Diogène écologiste, un Diogène du XXIe siècle, un Diogène militant du tout-circulaire. Aucun déchet, tout recycler, tout réemployer. À ne plus pouvoir faire un pas dans sa cuisine. 

J'aimais cet homme. Il était original, singulier, sensible, engagé. Il m'avait ouvert son monde et moi le mien. On passait de longues heures à discuter, à refaire le monde, à se perdre dans d'interminables parties de jeux de société "expert" auxquels il m'initiait. C'était une vraie respiration, en ces temps de Covid et de vie de famille monacale que je vivais. 

Et puis un jour, cette respiration a brusquement cessé. En une soirée, notre amitié s'est brisée. C'est un débat sur la démographie qui a mis le feu aux poudres entre nous. Pour lui, nous étions trop nombreux sur Terre, il y avait trop d'humains. Ce "surnombre" était une menace tant pour nous-mêmes que pour notre environnement, et il était déjà responsable de la sixième extinction des espèces en cours. Pour lui, il fallait d'urgence réduire le nombre d'humains vivant sur Terre et cesser de faire des enfants. Pour lui, chaque nouvelle vie arrivant sur Terre était un problème, une menace.

J'ai cherché à défendre que faire des enfants n'était pas le problème en soi. La démographie étant une science dynamique, il faut regarder la différence entre le nombre de naissance et le nombre de décès pour mesurer le déclin ou l'accroissement d'une population. 

J'ai défendu qu'on pouvait tout à fait avoir une population déclinante tout en continuant à faire des enfants - l'Europe, le Japon, la Russie sont en déclin démographique sans cesser de faire des enfants, comme partout où le nombre de naissance est inférieur au nombre de décès. Mais Diogène maintenait son dogme du "zéro enfant".  

J'ai défendu que le problème écologique était bien plus directement la conséquence d'un mode de vie portant atteinte à l'environnement bien avant le nombre (l'emprunte écologique des 100 plus gros pollueurs est supérieure à celle de tout le continent Africain...) ; l'argument a été balayé. 

J'ai alors dit mon sentiment d'injustice qu'on mette toute vie humaine sur le même plan sans aucune distinction entre les modes de vie (il y a des gens qui vivent sans détériorer leur environnement, voire sont en symbiose avec celui-ci, tandis que d'autres détruisent des espaces naturels, polluent sans réfléchir voire même tirent profit de des dégradations écologiques...). 

De fil en aiguille, voyant que rien ne faisait bouger Diogène de sa ligne anti-nataliste, j'ai évoqué le danger extrême que je voyais à toute forme d'amalgame et de pensée simpliste selon laquelle vie humaine = pollution ou destruction (une telle pensée est une pensée écofasciste, nihiliste, dans laquelle aucune vie humaine n'est souhaitable : pas plus celle de Diogène que la mienne ou celle de ma fille... ; j'invite à la lecture du livre Ecofascisme d'Antoine Dubiau à ce sujet). 

Je me suis offusqué de l'injustice et de l'abjection qui consiste à se croire une légitimité à vivre parce qu'on est déjà là, tandis que toute vie future, toute personne à naître et toute forme d'avenir humain n'aurait droit à rien. 

Et j'ai eu beau pointer la contradiction majeure d'une pensée prétendument écologiste qui consiste, pour défendre la vie et le vivant (il me semble que c'est le cœur du combat écologiste), à expliquer que la vie est un crime ou le problème, rien n'y a fait. 

J'étais coupable aux yeux de Diogène d'avoir eu un enfant en toute irresponsabilité, en toute inconscience, en toute négation de la sixième extinction des espèces et du "problème démographique". J'étais coupable d'être un salaud d'égoïste, d'individualiste, un inconscient qui n'avait pensé qu'à sa gueule en donnant la vie à un être humain... Pour cela j'étais une merde comme tant d'autres humains, je ne faisais pas partie du club restreint des gens conscients, éclairés, vertueux, responsables, cohérents avec leurs idées et avec les urgences écologiques, démographiques et humaines... 

Bien sûr, avec un peu de recul, je vois tout ce que ce débat entre deux personnes dont la différence tient au fait que l'un a un enfant et pas l'autre, a de ridicule. S'écharper à mort entre amis au point de se brouiller définitivement, sur un sujet où ni l'un ni l'autre n'est d'aucun poids - la démographie mondiale -, c'est parfaitement ridicule. 

Mais à l'époque, j'en ai beaucoup souffert. 

Mal à l'aise dans mes pompes de tout jeune papa, incertain, vacillant, galérant, doutant de mes capacités, luttant souvent contre moi-même et dans ma vie de famille où rien n'était simple, accablé par le poids des absences familiales, marginalisé professionnellement et isolé socialement, ce type de discours était la goutte de trop. La violence émotionnelle de trop, une violence symbolique irrecevable.  

Entendre quelqu'un me dire que faire des enfants était un crime ou une inconscience écologique, ce n'était pas seulement orwellien (Orwell aurait pu écrire dans une nouvelle version de 1984 : "la vie c'est le crime"). Ce n'était pour moi pas possible. L'entendre de la bouche du seul ami que je voyais régulièrement en temps de Covid et qui m'offrait les seules respirations sociales que j'avais, encore moins. C'était insoutenable. 

Cela a participé à m'enfoncer un peu plus loin dans mes failles et dans mes doutes, dans mon isolement, dans la dépression. Si j'étais inconscient et écologiquement irresponsable parce que j'étais à l'origine d'une naissance sur cette Terre, alors mon suicide pouvait équilibrer le bilan. Une vie donnée à ma fille, une vie reprise : la mienne. Neutralité démographique, neutralité écologique, si l'on suivait la logique de Diogène... 

Bien sûr, un tel raisonnement est absurde. Il part de l'idée qu'une vie humaine est un synonyme de catastrophe écologique, ce qui est heureusement loin d'être le cas de toutes les vies humaines. Il part d'une vision quantitative de l'écologie, où l'impact de la présence humaine sur Terre serait proportionnée au nombre d'humain, ce qui est tout aussi faux. Bernard Arnault produit 1270 fois plus de gaz à effet de serre qu'un Français moyen, les 1% les plus riches de la planète font autant de dégâts que la moitié la plus pauvre de l'humanité (Novethic, 21 novembre 2023) : autant dire que l'impact dépend bien plus du mode de vie, que du nombres de vie humaines sur Terre. 

Aujourd'hui, je laisserais sans peine à Diogène le monopole de la conscience supérieure et de la vertu écologique si c'est ce qu'il désire. S'il se juge plus éclairé que les autres, plus vertueux que la quasi-totalité de l'humanité, plus "pur" écologiquement et intellectuellement que tous les gens qu'il croise parce qu'il n'a pas d'enfant, tant mieux pour lui. 

S'il pense sérieusement qu'un monde sans enfant soit de nature à améliorer les choses et nous tirer d'affaires écologiquement, ou que s'en prendre à la natalité même dans les pays où elle est en baisse est le meilleur moyen de résoudre les problèmes de réchauffement, de pollution, d'artificialisation des sols et d'effondrement de la biodiversité, qu'il pense ainsi. S'il tire une vraie force de sa radicalité qui puisse favoriser la planète, les écosystèmes, la biodiversité et l'habitabilité de la Terre, tant mieux aussi, c'est une bonne chose à mon avis. 

Je ne suis pas certain pour ma part que la division entre personnes porteuses d'une même préoccupation écologique et environnementale, toutes deux dépendantes de la qualité de leur environnement pour leur survie, fasse beaucoup avancer la cause écologique. 

Je ne suis pas sûr qu'une pensée nihiliste, associant indistinctement toute vie humaine quelle qu'elle soit à l'idée de destruction et de pollution, nous donne beaucoup de force, de courage, de clés concrètes et de discernement face aux défis à relever. 

Je ne crois pas qu'on pourfende une "inconscience" ou une "incohérence" (faire des enfants dans un monde "surpeuplé") par une nouvelle incohérence (fustiger la vie pour défendre le vivant...). 

Je ne pense pas qu'en choisissant un angle d'attaque franchement injuste, pointer du doigt ceux qui font le plus d'enfants alors que ce sont globalement les pays les plus pauvres qui font le plus d'enfants - pays parmi les moins pollueurs -, on favorise beaucoup la cause défendue. 

Je ne suis pas certain que ce soit en s'en prenant à la vie humaine, aux générations futures, à l'amour entre les personnes et aux naissances qu'elles engendrent qu'on crée une quelconque vision d'avenir. Sauf à souhaiter un fin de l'humanité programmée en cessant tous de faire des enfants, cette idée qu'il ne faut plus faire d'enfant ne tient que dans la mesure où tout le monde ne l'applique pas ! C'est une idée qui porte son propre caractère de non-universalité. 

Ce n'est pas grave en soi, de ne pas penser en terme universel et applicable à tous. On peut bien sûr penser comme Diogène. Mais de là à dire que tout le monde devrait penser comme lui, que sa pensée est la seule concevable, la seule valable, la seule soutenable écologiquement, la seule susceptible d'incarner une ligne écologiquement responsable et vertueuse et la seule souhaitable pour tout le monde, ce n'est précisément pas possible avec des idées non universellement applicables.  

Moi-même, l'idée d'une modération ou d'une décroissance démographique ne me choque en rien. C'est une idée à prendre, une idée intéressante, une idée à laquelle Diogène est loin d'être le seul à avoir réfléchi (la littérature est assez abondante sur ce sujet). C'est peut-être une idée plus intéressante que tout ce que les gouvernements nous proposent, eux qui s'acharnent à lutter pour le maintien démographique, pour la croissance économique, pour le statut quo énergétique et pour toutes les mesures habituelles de nature à empirer les choses du point de vue écologique ou à mettre un pansement sur une jambe de bois. 

Mais je crois que ces idées de modération ou de décroissance démographique, pour être audibles, crédibles et recevables, ne peuvent être ni balancées comme des scuds servant à flinguer des ennemis politiques, ni lancées à l'emporte-pièce sous la forme d'une attaque à la parentalité, à l'humanité, à l'amour, à l'enfance et à notre propre avenir en tant qu'espèce, ni avancées sans la moindre délicatesse, sans une certaine conscience de l'aspect éminemment intime, personnel et sensible de ces sujets pour la plupart des gens. 

Je crois que pour être audibles, crédibles et recevables, ces idées ne peuvent pas prétendre se suffire à elles-mêmes, comme si la question écologique n'était qu'une question quantitative, une question de chiffre et de seuil à ne pas dépasser. Ces pistes ne peuvent pas être pensées hors de notions plus qualitatives, qui concernent notre mode de vie, la manière dont on souhaite vivre, le monde dans lequel on veut vivre (un monde sans enfant, non merci...), les valeurs ou les conditions sur lesquelles on peut ou on ne peut pas transiger... 

Ces pistes doivent s'interroger sur les modalités d'applications si elles devaient être prises en compte : doit-on imposer de mesures en matière de natalité coercitive, incitative, doit-on favoriser l'éducation, l'autoritarisme, l'accès facilité à la contraception, l'auto-régulation ? A qui faut-il demander de faire des "efforts" ? Les riches, les pauvres, les bobos, les Occidentaux, les Africains, les Chinois, les Indiens, les croyants qui n'emploient pas de contraceptifs ?  

Ces pistes ne peuvent enfin pas faire l'impasse d'une réflexion sur les potentiels dangers, dérives et angles morts éthiques et humanistes qu'elles contiennent. Si pour éviter un écocide, on s'apprête à commettre des tueries de masse d'humains, des génocides ou à virer dans des régimes éco-fascistes où l'on tue des enfants "en trop", où l'on torture des parents réfractaires, où l'on prend le premier critère eugéniste venu pour dire qui a droit et qui n'a pas droit à la parentalité, mieux vaut peut-être alors vivre sur une planète partiellement peuplée de connards, de pollueurs de cyniques ou d'inconscients, ou réfléchir différemment aux grands enjeux écologiques... J'observe en tout cas que ce ne sont jamais les malthusiens (ni Diogène, ni Malthus, ni Ehrlich) qui se pensent en trop ou parmi les fautifs du "surnombre". 

Bref, sur toutes ces questions hautement sensibles, complexes, délicates et inflammables, je ne crois pas qu'un petit combat de coq de quelques heures où chacun campe sur ses positions sans aucune écoute de l'autre ni réflexion approfondie sur les tenants et aboutissants de ses idées soit à la hauteur de l'enjeu. 

Quant à savoir si tout ceci valait la perte d'une amitié... 


Lectures

• Faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète ?, Emmanuel Pont, Éditions Payot, février 2022.
(Un livre qui brosse à peu près toutes les facettes de la question, avec rigueur et pédagogie) 

• Écofascismes, Antoine Dubiau, Éditions Grevis, mai 2022. 
(Un ouvrage exigeant, au ton assez universitaire, qui alerte sur les nouvelles formes de fascismes qui prennent appui sur l'écologie)