Quinze ans d'amitié envolés en une soirée
Rédigé par Une Voix
Classé dans : Amours
J’ai beaucoup souffert de cette brusque rupture d’amitié. J’en ai énormément souffert.
Je pensais certaines amitiés indéfectibles, éternelles. Solidement en place pour la vie entière. Quand cette amitié s’est brusquement arrêtée, ça m’a fait un mal de chien. Un mal insupportable. Inacceptable pendant des mois, des années. A vouloir en crever. Comme pour dire à cet ami que pour moi, l’amitié était sacrée. Comme pour lui dire que pour moi, la valeur des liens affectifs de ma vie était supérieure à ma vie elle-même.
On pouvait mettre de la distance, exprimer des désaccords et des idées différentes, on pouvait avoir de la lassitude face à certaines façons d’être ou de faire. Bien sûr qu’on pouvait ressentir tout ça, accepter qu’un lien ne soit pas toujours au beau fixe, pas toujours radieux. On pouvait comprendre que ce lien ait besoin de pauses pour repartir, comprendre qu’il pouvait avoir besoin d’autres liens, extérieurs, pour s’épanouir, continuer à grandir, ne pas mourir de repli sur soi. Tout cela, je pouvais le comprendre. Mais la rupture pure et simple du lien affectif, la rupture définitive, non. Cela, c’était un crime à mes yeux.
J’ai eu d’autant plus mal que je n’ai pas compris immédiatement pourquoi cette rupture avait lieu. Ne pas avoir d’explications, ne pas comprendre, c’est pire que tout.
J’ai dû faire un effort d’abstraction en essayant de considérer les choses de plus haut et d’un autre point de vue, sortir du tête-à-tête avec ma souffrance, accepter que cet ami ne me réponde pas, qu’il refuse d’accéder à ma demande de se voir et de se parler. J’ai dû accepter que cet ami, pour des raisons qui lui appartiennent et que je ne comprenais pas clairement, refuse de me voir.
Je ne comprenais pas ce qu’il me reprochait. Je n’étais pas parfait, loin de là, mais je ne l’avais jamais blessé, jamais insulté, j’avais été là pour lui, toujours. Et il m’envoyait chier au point de ne même pas accepter que l’on se voit et que l’on parle.
C’était violent.
Je me suis demandé, à un moment, si son but n’était pas précisément de me faire mal. J’ai eu envie de lui faire mal à mon tour. De le blesser à la hauteur de la blessure que je ressentais moi, de mon côté, par sa faute.
Certains disaient autour de moi, laisse-le, il n’en vaut pas la peine. Je m’y refusais. Oublier l’amitié, et en conséquence le mal qui découle de la rupture brutale de l’amitié, ce n’était pas possible. L’oubli, l’indifférence, l’absence de ressenti et d’émotions, ce n’était pas possible. Aussi vrai que cette amitié comptait pour moi lorsqu’elle existait, cet amitié comptait tout autant lorsqu’elle n’existait plus. La non-amitié comptait autant que l’amitié, avec la même intensité. Mes sentiments n’étaient ni jetables, ni instantanément transmuables.
J’ai repensé à la manière dont la rupture s’est produite.
On avait entamé une discussion sur son frère et sa belle-sœur, parents d’un tout jeune enfant âgé d’environ un an. Mon ami s’était mis à les critiquer vertement parce qu’ils avaient confié leur jeune enfant une dizaine de jours à ses grands-parents (les parents de mon ami), pendant qu’ils s’offraient une semaine en Espagne, en amoureux.
Mon ami avait eu des mots très durs, très violents. « On ne fait pas un enfant pour l’abandonner », avait-il lâché.
Heurté par la violence du terme employé, le terme « d’abandon » (qui a une résonance particulière chez moi), je jugeais l’accusation totalement disproportionnée. Je jugeais ce mot d’abandon totalement excessif, injuste, destructeur. Aucun parent ne mérite d’être taxé d’abandon d’enfant lorsqu’il le confie quelques jours à des grands-parents qui, par ailleurs, sont demandeurs de temps avec leurs petits-enfants.
Toute personne qui a eu un jour à s’occuper d’un nouveau-né ne serait-ce que vingt-quatre heures sait à quel point c’est un engagement total, absolu, sans concession. Avoir un nourrisson à charge de longs mois d’affilés, c’est un sacerdoce. Un sacrifice de la plupart des libertés de son existence. Sans parler de la responsabilité. De l’immense responsabilité.
Je me souviens de la crainte que j’avais de toute chose après la naissance de ma fille : crainte d’un canapé trop près d’une fenêtre, duquel elle aurait pu basculer. Crainte d’oublier un objet coupant dans la cuisine ou ailleurs. Crainte de l’étouffement par le moindre petit objet laissé à portée de sa main, avec la tendance naturelle du jeune enfant à tout mettre à la bouche. Crainte de la seconde d’inattention dans les espaces publics, que l’enfant disparaisse du champ de vision. Crainte qu’il n’approche trop près du bord d’un ruisseau, trop près d’une route… Cette crainte était permanente. C’est une responsabilité folle (qu’on imagine difficilement avant de le vivre) que d’être parent, une « charge mentale » immense. Et c’est, avec un nourrisson, un véritable sacerdoce.
Je ne peux donc que comprendre, soutenir et encourager les parents de jeunes enfants qui ont besoin de temps pour eux. Ce temps est vital ! Il n’a rien de superflu, il est vital. S’il n’y a plus du tout de temps pour le couple dans une famille, comment le couple ne serait-il pas voué à exploser ?
Je parle ici d'évidences, et je me trouve presque stupide d’avoir à les formuler explicitement. Mais je les formule quand même, quitte à rentrer dans le jeu des ignorants ou des intolérants, puisque ces évidences ne parlent pas à tout le monde et que derrière la violence des mots, il y a des blessures profondes, parfois inguérissables.
J’ai donc voulu amener mon ami à nuancer son propos.
S’il se permettait de taxer son frère d’abandon d’enfant lorsqu’il le confiait quelques jours à ses grands-parents, qu’est-ce qui l’empêcherait, un jour, de me dire la même chose à moi à propos de ma fille ? Qu’est-ce qui l’empêcherait de me dire que moi aussi, j’abandonnais ma fille parce que je la confiais quelques jours à ses Papie et Mamie ou à des adultes de confiance ? Qu’est-ce qui l’empêcherait de m’infliger ce genre de blessure mortelle, ce genre de phrases injustes et assassines ?
C’est avec cette crainte au ventre et ce sentiment d’injustice (je savais l'accusation injuste vis-à-vis de son frère qui était loin d’un sale type malhonnête) que j’ai répondu à mon ami que « confier un enfant quelques jours à ses grands-parents, on ne peut pas mettre ça sur le même plan qu’un abandon ».
J’espérais qu’il redescende d’un degré, qu’il corrige de lui-même les termes violents, ultra-violents qu’il employait à propos de son frère et de sa belle-sœur. Qu’il reconnaisse que oui, ses mots étaient excessifs.
A travers le frère de cet ami dont je prenais la défense, c’était ma propre paternité qui était en jeu. Ma crainte d’une parentalité sacrifiant tout à l’enfant… Mon souhait de ne pas vivre une parentalité seul, sans assistance, sans un entourage compréhensif et sans relais.
Dans cette période de paternité balbutiante que je vivais, j’avais personnellement besoin de tout sauf de phrases assassines et de jugements péremptoires.
J’avais besoin de soutien tant ce changement majeur dans ma vie était pour moi était difficile, marquée du sceau de l’absence de mon propre père (vivant) et de ma mère (défunte), de choix professionnels qui m’avaient marginalisé et précarisé, d’une vie de couple traversée par mille questions… Etre père alors que tant de choses se dérobaient sous mes pieds, que j’avais si peu de soutien familial, si peu de repères, que ma vie était sens dessus dessous, c’était pour le moins difficile. Personne ne m’avait forcé à avoir un enfant, bien sûr... Mais quand même, c’était pour moi extrêmement difficile.
J’avais besoin de compréhension, d’empathie et d’encouragements. Les jugements péremptoires, les phrases accusatrices et assassines lancées en toute désinvolture sans aucune conscience de leur caractère hautement blessant, les signes manifestes d’ignorance ou d’intolérance, je n’en avais aucun besoin.
J’espérais donc que mon ami manifeste un peu de douceur, d’empathie, de compréhension à l’égard de cette si difficile mission de parent de façon générale, et de la mienne en particulier.
Mais la réaction de mon ami au désaccord que je formulais s’est faite plus violente encore. Elle allait dans le sens totalement inverse de l’empathie, de la nuance et de la compréhension que j’espérais.
« Tu me soûles. Tu me fais chier. Si t’es venu pour me casser les couilles, c’était pas la peine de venir ! »
Le choc fut très intense. Les phrases étaient sans appel. C’était un rejet clair, catégorique. D’une violence que je n’avais jamais vue entre nous en quinze ans.
Non seulement sa réaction résonnait cent fois plus fort de par le sujet de friction, si délicat pour moi, mais il me semblait qu’elle venait de beaucoup plus loin encore.
Je suis resté sans voix. Sidéré. Je ne m’attendais pas du tout à ça. J’étais là depuis une demi-heure à peine, et mon meilleur ami me signifiait de la manière la plus viscérale que je pouvais dégager.
Je n’ai rien dit pendant quelques minutes. La suite m’a confirmé que cette bataille sémantique sur « l’abandon » de son neveu était loin d’être le seul sujet de désaccord et de rejet.
Il m’a exposé que j’étais « devenu chiant ». Que quand je lui envoyais un texto où je me plaignais des difficultés d’un projet de livre non abouti, il « n’avait même pas envie de lire la suite ».
Je l’ai laissé poursuivre, sans rien dire. Sans répondre. J’étais sonné.
Puis il s’est calmé. Il a fini par voir que je ne répondais plus. Sa violence, sa colère, son ras-le-bol de ma gueule m’avaient mis par terre.
Je suis parti le lendemain matin par le premier train.
J’ai cherché par la suite à mettre des mots entre nous sur toute cette histoire. Chercher à lui exposer mon point de vue et à entendre le sien. Sans succès. J’ai écrit deux lettres. Restées sans réponse.
J’ai réfléchi, tout seul, au sens de tout ça. J’étais partagé entre tant de choses contradictoires.
D’un côté, je ne pouvais me faire à l’idée qu’une amitié de quinze ans, celle de mon meilleur ami, se brise comme ça, dans la violence d’une seule soirée. Avec tant de rage, de blessures, de non-dits.
D’un autre, je ne pouvais pas passer outre la blessure, la violence que je ressentais. J’attendais une forme d’autocritique chez mon ami, des paroles réparatrices. Mais elles ne venaient pas.
Le statut quo lui convenait. Il m’avait promis des réponses et des discussions qui n’étaient jamais venues. Toutes mes tentatives pour aller le voir, pour entamer une discussion de fond, pour reprendre le cours d’une amitié conforme à mes attentes (c’est-à-dire franche, sans tabou, sans non-dits qui traînent, faisant place aux émotions et aux affects) étaient restées vaines.
Les mois se sont écoulés.
Le temps passait sans que cette rupture d’amitié ne s’efface ou ne s’estompe, prenant toujours autant de place dans mon esprit.
Parfois, je me remettais en question. Je me disais que ses raisons de ne pas me parler devaient sûrement être valables. Je me disais : il a raison. Je suis sûrement devenu chiant. Je tourne en boucle depuis des années sur un projet qui n’avance pas, voué à ne jamais rien donner d’autre que la conviction d’avoir essayé. Il faut passer à autre chose.
Il a raison. C’est vrai que ça m’arrive de me plaindre des choix que j’ai moi-même fait, que j’ai parfois du mal à totalement assumer toutes les conséquences que je ne mesurais pas au départ.
C’est vrai que j’ai des défauts, je ne suis pas parfait. J’ai mes traits de caractère, pas tous admirables. J’ai parfois des tendances que je trouve insupportable chez les autres… Je comprends qu’on s’énerve de ça. J’ai des défauts dont je dois prendre conscience et qu’il faut corriger ou améliorer.
Mais sur les mots violents envers son frère, il a tort, me disais-je. Ce sont des mots profondément injustes, blessants et il le sait, il me l’a d’ailleurs lui-même fait comprendre à demi-mots. Ses mots ont peut-être dépassé sa pensée. Il balance des mots violents comme ça, gratuitement, sans tout à fait penser ce qu'il dit. Il les balance pour évacuer sa rage sur quelqu’un, et c'est le premier venu qui prend. Cette rage n’est pas à ce point tournée vers son frère ou vers moi, elle l'est un peu envers lui-même...
Je regrettais parfois mes réactions, sans savoir comment reprendre le fil d’une relation au point mort.
Parfois au contraire, je m’accrochais à mes positions. Je me disais : je ne vais quand même pas me détruire pour un type incapable de comprendre quand il blesse, incapable de s’excuser quand il blesse.
C’est vrai que j’ai des défauts, je ne suis pas parfait. J’ai mon histoire, mes croyances, mes valeurs, qui ne sont pas celles de tout le monde. J’ai des failles, des incomplétudes, des tensions contradictoires qui me traversent, des insuffisances. Il m’est arrivé d’être blessant (j’ai toujours cherché à réparer et ne pas réitérer les comportements blessants). Je peux avoir des côtés discoureur, beau-parleur, phraseur... Tout cela mérite-t-il le violent rejet dont je suis l’objet ? Je ne crois pas.
S’il enrage contre la Terre entière, s’il se montre injuste sans jamais rien corriger, c’est son problème, ce n’est pas à moi de porter ça. Ce n’est pas à moi de lui apprendre l’empathie, la mesure, la justice. Et puis de toute façon, on ne peut rien enseigner à celui qui ne veut pas apprendre.
Il le sait que c’est dur d’être père, il le sait que je galère, il doit le savoir que lui-même serait probablement paniqué et dans le sentiment d’une totale incapacité à élever un enfant, alors pourquoi ne me soutient-il pas ?
Il le sait que ce projet de livre inabouti me tenait énormément à coeur, que c’était presque identitaire, vital, viscéral, que j’y avais mis mon âme, mon être et le sens de nombreuses années de vie ! Alors pourquoi, là aussi, il feint de ne pas en voir l’importance pour moi, il me balance de passer à autre chose en toute désinvolture, il me balance que tout ça le fait chier ? !
Je repensais à ce qui, déjà, dans le passé, m’avait heurté dans cette amitié. Certaines phrases qu’il avait prononcées. « T’as pas intérêt à la quitter », en parlant de la mère de ma fille. Comme s’il voulait me rendre prisonnier de sentiments qui, par nature, sont toujours incertains, ne sont jamais acquis même quand on a un amour sincère pour la personne. Comme s’il voulait transformer un choix libre - celui d’être en couple avec quelqu’un – en son contraire, une négation de cette liberté. Comme si c’était à lui de décider de mes choix conjugaux et de ceux de ma compagne, à lui de les valider ou de les invalider…
« T’étais pas obligé de faire un enfant avec elle. » Une phrase horrible, celle-là, qui remettait en question les fondements même de l’existence de ma fille !
Etais-je réellement ami avec un type pareil ? Un type qui ne respectait ni l’amour pour j’éprouvais pour Cécile, ni les doutes que je ressentais souvent à l’égard de l’exclusivité sentimentale ou du schéma familial « traditionnel » ? Un type qui ne comprenait pas qu’on puisse se questionner sur le sujet de l'exclusivité ou de l'éternité amoureuse ? Un type qui ne comprenait pas que pour moi, l’amour, le couple, la conjugalité, n’avait de valeur et de sens que s’ils étaient libres, librement vécus, librement consentis, librement choisis ? Un type qui associait sentiments et contrainte ?
N’avais-je pas fait preuve d’un manque criant de respect envers moi-même en laissant passer sans rien dire des horreurs pareilles ?
Qu’est-ce qui me rendait si attaché aux autres, à cet ami ou à d’autres qui n’en étaient peut-être pas, au point de me taire devant l’animosité, le fiel et les meurtrissures ?
Qu’est-ce que je craignais ? Qu’on ne m’aime pas ? Qu’on me juge ? De me retrouver seul ?
Oui, sans doute. Mais ma crainte n’avait pas empêché la solitude, le jugement, le désamour d’être advenus quand même.
Craignais-je d’être déçu par mes amis ? Craignais-je de les décevoir ?
Oui. Mais mes craintes n’empêchaient pas la déception, ni de mon côté ni du leur.
Craignais-je le regard des autres, leur jugement ?
Oui. J’accordais une importance capitale à leur regard et leurs jugements. Ne prenant les autres ni pour des débiles, ni pour des insensibles, ni pour des fous, j’accordais une réelle importance à leur regard et à leurs jugements.
Trop sans doute, lorsque j’en arrivais à ignorer les miens.
Oui, c’étaient tous ces aspects, le besoin d’aimer et d’être aimé, la crainte de décevoir et d’être déçu, l’importance du regard des autres et du jugement, qui me conduisaient sûrement à ne pas toujours totalement me respecter.
Cette erreur d’appréciation, j’aurais pu la payer très cher. J’aurais pu laisser des discours destructeurs abîmer le lien que j’ai avec ma fille ou avec la mère de ma fille. J’aurais pu me voir comme un mauvais père parce que je confie ma fille une semaine à ses grands-parents, et m’enfermer dans cette image qui n’aurait fait qu’empoisonner ma paternité. J’aurais pu laisser quelqu’un en droit de juger les fondations de mon identité, mes désirs d’écriture, mes rêves... En droit de les juger illégitimes, irrecevables, sans valeur. J’aurais pu laisser quelqu’un, par amour pour ce quelqu’un ou par loyauté amicale, me détruire.