Ne pas tout accepter par amour

Rédigé par Une Voix
Classé dans : Amours, Savoirs, Connais toi toi-même, Errances, Zone noire Mots clés : aucun
Fischer a été si vindicatif, si haineux, que j'en revis la scène et les émotions avec toujours autant d'acuité deux ans après. 

C'est une très grande violence de passer de la croyance d'une amitié sur laquelle compter jusqu'à la fin de vos jours, à l'animosité, l'hostilité et la violence. 

Fischer a déversé son fiel sur moi, un fiel qui existait sans doute en propre chez lui, indépendamment de moi.

Alors pourquoi, si ce fiel existait presque indépendamment de moi, en ai-je été aussi atteint, aussi meurtri ? 

Pourquoi ai-je si peu été en mesure de le lui laisser, de laisser Fischer à sa violence et de le renvoyer tout entier à son hostilité ? Pourquoi ai-je ainsi pris cette violence pour moi, pourquoi l'ai-je reçue en plein cœur, pourquoi l'ai-je prise pour moi ? 

En me posant ces questions, je crois sentir que je ne pouvais pas faire autrement. Je crois que l'amour, cette chose merveilleuse qui seule donne sens à la vie, est aussi ce qui nous porte à souffrir quand l'Autre souffre. Et, de toute évidence, alors que j'étais déjà moi-même en proie à des fragilités, Fischer souffrait. C'est la première raison pour laquelle j'ai reçu cette violence directement, en plein cœur, sans être capable de m'en protéger. 

La deuxième raison tient à l'idée de présence à soi-même et de désir de responsabilité de sa vie, de ses actes et de ses choix, c'est-à-dire de désir d'en répondre sur tous les sujets, face à quiconque. Et quand je me sens la cible d'une attaque, directe ou indirecte, ou d'une injustice, il m'est très difficile de ne pas m'en sentir affecté ou de ne pas en répondre. 

D'autant que la justice, la vérité, la paix, le dialogue et l'amitié dépassent, par définition, l'individu et la probité personnelle. Elles relèvent de l'inter-individuel, du commun, du transcendant. Tant que l'ensemble des êtres en présence n'ont pas trouvé de terrain d'entente commun sur la vérité, sur la justice ou sur la capacité à dialoguer, ce sont la justice, la concorde et la paix qui sont mises à mal, et il est impossible de les faire émerger seul. Seul, sans l'Autre, il est impossible de faire émerger une justice et une paix pleinement satisfaisantes, c'est-à-dire satisfaisantes pour tout le monde. 

Pour des raisons qui nous échappent ou qui nous dépassent, il arrive toutefois que l'on ne parvienne pas à trouver l'entente, le dialogue, la justice, la réparation (et la réparation des blessures)... Il faut alors accepter nos impuissances (lire ici), faire son chemin ou laisser les autres faire leur chemin, dire ce que l'on a à dire et laisser le reste, les Forces extérieures à soi faire leur œuvre. 

Cette épreuve de violente déchirure amicale m'invite en tout cas, je crois, à questionner mes propres réactions. À mieux apprendre de moi-même, à mieux me comprendre et à me positionner de manière plus juste, plus saine et plus constructive lorsque les sentiments et les émotions les plus vives sont en jeu. 

Le fait que je me sois laissé atteindre si fortement par la violence, la déchirure et les blessures affectives m'alerte sur cette propension que je peux avoir à m'oublier par amitié ou par amour. Cette épreuve me questionne sur l'importance très grande (trop ?) que j'ai toujours accordée jusqu'ici aux émotions et au jugement des autres, au point de mettre parfois les miens au second plan. 

Cette épreuve pose la question de savoir à quel moment il faut mettre de la distance pour se préserver, alors même que cette distance s'oppose ou modère en quelque sorte l'amour et l'amitié. 

Elle m'invite aussi à ne pas tout prendre pour moi, à laisser aux autres la part de violence ou d'hostilité qui est la leur en propre, celle dont ils sont seuls responsables, sans m'en sentir responsable et comptable moi-même. Nul n'est comptable et responsable de ce sur quoi il n'a aucun pouvoir et qui ne relève pas de lui en propre. 

Il y a donc une juste mesure, très subtile et délicate à trouver entre l'écoute de l'autre et l'écoute de soi, l'empathie pour l'autre et l'empathie pour soi, la qualité de la relation et son impact sur sa santé à soi. Il me paraît aujourd'hui clair en tout cas que si une relation vous conduit à vous perdre, à vous oublier, à vous abandonner ou à vous renier totalement pour l'Autre, ou si elle n'est vouée qu'à faire grandir de l'hostilité, alors il faut cesser cette relation car la nature en est toxique et destructrice. 

Et il faut accepter, encore une fois, que le pouvoir d'entraîner ou de restituer l'Amour, l'Amitié, la concorde, le dialogue, la justice et la vérité, au contraire de l'intention, demeure toujours limité.