Peut-on dire toute la vérité lorsqu'on écrit ?
Rédigé par Une Voix
Classé dans : Écriture
L'écriture peut-elle atteindre à la vérité, toute la vérité, la vérité pleine et entière ? Peut-on dire toute la vérité lorsqu'on écrit ? Toute sa vérité ?
Je parle ici d'une écriture libre, désirée, spontanée, une écriture qui ne cherche pas à séduire des lecteurs, à énoncer un message en particulier, à remplir un cahier des charges intellectuel, professionnel, pédagogique ou à atteindre un objectif artistique.
Je parle d'une recherche d'écriture qui viserait à énoncer la vérité la plus totale, la plus nue, la plus affûtée, la plus lucide, la plus sincère, la plus intime ce que nous sommes, nous, humains, ou sur ce que je suis, moi, être singulier.
C'est de cette écriture dont je parle.
C'est ma principale question en ce qui concerne l'écriture. Ma question la plus brûlante.
L'écriture contient en effet un double geste. Le premier est à destination de soi. Il s'agit de s'écouter, d'écouter ce que le cœur dit, d'écouter son âme, ses émotions, son regard singulier, et de leur accorder du temps, de la valeur, de la réflexion et de l'espace, pour faire exister à l'extérieur de soi, sur papier ou sur fichier, dans l'écriture, ses émotions, ses ressentis, ses réflexions.
Le deuxième geste est à destination de l'Autre, des autres. C'est le geste de donner, de transmettre, d'énoncer pour des récepteurs, de partager, de publier.
Or, peut-on énoncer toute sa vérité, toute la vérité intérieure et intime, lorsqu'on s'adresse aux autres ? Dans quelle mesure la présence de l'Autre, d'un destinataire, affecte l'écriture, la vérité de l'être et la transforme ? Peut-on être aussi honnête que seul face à soi-même, quand on se sait lu ?
Si ma vérité intime est susceptible de blesser quelqu'un, peut-être quelqu'un que j'aime, énoncerai-je cette vérité au motif que je veux être dans le vrai, trouver une écriture au service du vrai, ne rien occulter de ce qui m'apparaît comme la pleine et entière vérité ?
Autre aspect des choses, si je juge que ma vérité a quelque chose de trop subversif, non admis et non admissible, puis-je l'énoncer ? Autrement dit, l'écriture n'est-elle pas vouée à ne dire que des choses convenues, consensuelles, à peu près acceptables, mais pas nécessairement toujours parfaitement vraies ?
La deuxième question est un peu plus facile. Si je n'ai plus rien à perdre, si je n'espère plus rien des autres, alors oui, je peux énoncer sans crainte les vérités les plus inadmissibles, scandaleuses et subversives. Car si je n'attends plus rien des autres, je peux encore attendre quelque chose de moi-même. Un geste. Un acte. Quelque chose.
Si le fait de vivre hors de ma vérité m'est plus insupportable que de ne pas la voir admise par les autres, alors là encore, je peux vivre ou écrire en accord avec ma vérité, en acceptant qu'elle ne sera pas reconnue par tous. Je peux me dire : "les autres m'imposent bien des vérités ou des schémas qui sont les leurs sans être les miens, pourquoi ne leur imposerais-je donc pas, comme ils le font, mes propres vérités et schémas quand bien même ce ne sont pas les leurs ?"
Si par contre, l'énonciation d'une vérité intime, personnelle, me voue selon moi - dans la perception que je me fais des choses, perception elle-même parfois tout à fait erronée - à me condamner aux yeux des autres, aux yeux de la société, aux yeux des gens que j'aime, alors que ces liens m'apparaissent plus importants que la vérité en question, alors en effet je me situerai, publiquement, dans autre chose que la pleine et entière vérité. Alors en effet, l'écriture - comme l'existence - peut devenir un lieu de non-entièreté, d'incapacité à traduire la pleine et entière vérité des choses.
La première question est plus difficile. Si ma vérité intime est susceptible de blesser quelqu'un, peut-être quelqu'un que j'aime, énoncerai-je cette vérité au motif qu'on veut vivre et énoncer la pleine et entière vérité ?
Ça dépend. Si une vérité n'a pour conséquence que de blesser pour blesser, alors cette vérité n'a pas lieu d'être. Tout dépend des capacités et facultés de l'autre à entendre votre point de vue, ce que vous avez à dire, votre vérité. Comme on n'est pas dans la tête de l'autre, on ne peut que pressentir, supposer ce que sont chez l'autre ces capacités en fonction de ce que l'on sait de lui. Entendra-t-il ma vérité ? Peut-il l'entendre ?
Si vous jugez que oui, ou partiellement, alors vous pouvez l'énoncer. Si vous jugez que non et que cette vérité ne fera que le blesser, alors l'énoncé de votre vérité n'a aucun intérêt (par exemple, si une personne sans talent persiste toute sa vie dans un art qui ne convainc personne d'autre que lui-même, faut-il dire à cette personne qu'elle n'a aucune chance, qu'elle n'aucun talent, qu'elle doit arrêter d'y croire ? A mon avis non, car cet art est peut être sa raison de vivre, et si elle ne veut ni démordre ni entendre ce qu'on lui dit, votre avis ne changera ni sa persistance, ni ses capacités artistiques, ni quoi que ce soit ; votre avis aura tout juste blesser quelqu'un qui ne faisait aucun mal).
Là où la vérité est particulièrement difficile, c'est quand une vérité dure à entendre ou à énoncer constitue un enjeu à la fois pour vous et pour l'autre. C'est là que se situe toute la difficulté de la question de l'énonciation de la vérité.
C'est la nécessité de cette vérité qui déterminera sa capacité être dite ou vécue. Si la vérité en question est pour vous vitale, nécessaire, alors vous l'énoncerez, même si elle peut heurter ou blesser l'autre. Car on vit d'abord pour sa propre vérité, ses propres émotions, ses propres croyances, son propre mode d'interaction au monde et ses propres valeurs. Ce qui est vrai pour soi, on présuppose que c'est aussi vrai pour l'autre. On présuppose donc que l'Autre, lui aussi, est attaché à la vérité propre qui est la sienne (à la vérité de ses émotions, de ses désirs, de son être...). Et c'est parce qu'on pense que l'Autre est aussi attaché à sa vérité qu'on l'est soi-même à la sienne, qu'on peut justement estimer que l'autre comprendra votre besoin de vivre et de dire votre vérité.
On se dit alors qu'on est d'abord et avant tout responsable de s'écouter et de faire advenir sa propre vérité. On n'est pas responsable de la manière dont l'Autre entendra et recevra cette vérité. Ma vérité à moi m'appartient, elle existe, elle est. Pour l'Autre mais aussi fatalement pour moi-même, cette vérité a quelque chose d'incontournable, d'inaliénable. Si l'Autre veut conserver un lien avec moi (à ce que je suis en vérité, pas à ce à quoi il aimerait que je corresponde...), il n'a pas le choix que d'accepter la vérité de ce que je suis. S'il la rejette, s'il la juge incompatible avec lui-même ou avec ses attentes, c'est la relation qu'il rejette. Et bien entendu réciproquement, si je suis incapable d'accepter la vérité de l'Autre, c'est la relation que je rejette.
L'enjeu est donc très grand, dans l'énonciation de sa vérité. On met tout en jeu. On met en jeu sa propre vie, son identité et ses relations.