Mon père

Rédigé par Une Voix
Classé dans : Parentalité Mots clés : aucun
Devenir père n'a cessé de me renvoyer à l'absence du mien dans ma vie. Ce nouveau rôle que j'avais démultipliait les carences paternelles dont j'étais moi-même victime. 

Le retour de boomerang relationnel a été violent. Très violent. 

En devenant père, tout me renvoyait soudainement à la relation à mon propre père. 

Je m'occupais de ma fille tous les jours et toutes les nuits, mais où était mon père ? 

Je donnais des biberons, je changeais les couches aussi souvent que ma compagne, je me levais la nuit pour mon enfant, mais où était mon père à moi ? 

Je démultipliais mes journées entre un boulot sans passion, d'interminables travaux dans l'appartement où nous vivions et le temps familial et parental, mais où était mon père ? 

Absent. Totalement absent. 

Pas là pour son fils. Pas là pour sa petite-fille. Pas une seule visite spontanée de sa part pour voir sa petite-fille depuis qu'elle était née. Pas un seul coup de fil en quatre ans et demi. 

Je l'avais invité bien entendu au moment de la naissance de Luce. Je ne pouvais pas imaginer qu'un membre aussi important qu'un père ne soit pas associé à un tel événement, en dépit de l'histoire lourdement chargée qui était déjà la nôtre. 

Je me disais même que cet événement viendrait peut-être renouer des liens très abîmés, qui sait. Cette naissance rappellerait peut-être à mon père qu'il avait des enfants et des petits-enfants, elle viendrait peut-être effacer une partie de l'ardoise relationnelle et familiale, avec un nouveau départ. 

Encore une fois, j'avais espéré. J'avais attendu ce père, ce rôle, cette présence, ce soutien. Et encore une fois, mes espoirs s'étaient cassé la gueule. Mon père est venu nous voir quelques jours après la naissance de Luce. On a passé un bon moment, une après-midi. On a fait une photo, la seule que j'ai de lui avec sa petite-fille. Il est reparti. Et puis plus rien. 

Pas un coup de fil. Pas une visite. Pas un "comment va Luce, comment va ma petite-fille ?". Pas la moindre marque d'attention, de présence, de sollicitude. Rien. Ou plus exactement, les quatre mails habituels par an de Bonne année, Joyeuses Pâques, Joyeux anniversaire et Joyeux Noël auxquels j'avais droit depuis vingt-cinq ans. 

Rien de plus. Quatre mails. Cinq, s'il y avait un décès à annoncer dans la famille... 

C'était le mode relationnel de mon père à ses deux enfants depuis vingt-cinq ans. 

Une relation dénuée d'affects, de sentiments, de sollicitude, d'attention, d'amour, de présence. Une relation dénuée de tout ce qu'on peut espérer d'une relation humaine, et plus encore de tout ce qu'on peut espérer d'une relation entre un père et ses enfants. 

Bien entendu, la meilleure chose à faire - la seule sans doute - était d'accepter les choses telles qu'elles sont. Faire le deuil du père que je n'avais pas. C'était la meilleure option pour ne pas enrager ou sombrer dans le désespoir à chaque fois qu'un espoir était déçu, qu'un besoin affectif était réprimé, qu'une attente filiale était piétinée. 

La rage, la colère ou le désespoir, je les avais ressenti des dizaines, des centaines de fois... 

Lorsque j'avais découvert, en 2015, que mon père pillait les comptes de ma grand-mère à grand renfort de procurations, de chèques détournés, d'actes de donations quasi-illégaux effectués en dépit d'un mandat de protection. 

Lorsque, trop occupé à vider les comptes, mon père ne s'était pas inquiété un seul instant de la santé de ma grand-mère, atteinte de la maladie d'Alzheimer à un stade très avancé. Confondant le produit de vaisselle et l'eau de Javel, oubliant ses aliments sur le feu, ne sachant plus s'il fallait regarder à droite ou à gauche en traversant la rue, chaque geste du quotidien était devenu un danger très clair pour ma grand-mère. Mais mon père s'en moquait. Vider les comptes était la seule chose qui comptait.  

Lorsqu'il avait fallu s'occuper de trouver en urgence une place en maison de retraite pour ma grand-mère (et même en unité spécialisée Alzheimer), et que mon père, toujours actif pour mettre la main sur l'argent mais systématiquement absent pour toute démarche de santé, m'avait tout laissé sur les bras. Les dossiers d'ehpad, les visites, les discussions médicales, les discussions familiales, l'installation, le déménagement... 

Lorsque j'avais dû saisir un juge des tutelles pour protéger ma grand-mère des agissements de son propre fils, et que ce juge avait adopté une procédure d'urgence. 

Lorsque nous avions découvert, mon frère et moi, que ce père mentait à tout le monde à propos de ces sommes énormes d'argent dont il avait besoin. Des centaines de milliers d'euros, fruit du travail de toute une vie de ma grand-mère, étaient partis dans des réseaux mafieux, des réseaux de brouteurs en Côte d'Ivoire qui promettaient de belles femmes, des valises de billets fictives, etc. 

Lorsque, comme il l'avait fait avec ma grand-mère, mon père avait tenté de m'escroquer moi aussi et de me soutirer l'intégralité de mes économies pour "décodifier" des billets de banque. 

Lorsque, au plus fort de notre inquiétude et de notre détresse sur toutes ces sordides affaires, tandis que mon frère et moi nous apprêtions à saisir des juges, à signaler les faits d'escroqueries que nous connaissions, etc, notre père était resté sourd à toutes nos alertes, nos demandes, nos inquiétudes.

Oui, la colère, la rage, l'injustice, l'incompréhension, la stupéfaction, la honte, le tourment, l'affliction, le sentiment de cauchemar et d'horreur, je les avais ressenti des dizaines, des centaines de fois à propos de mon père. 

Mais rien n'était comparable à mes yeux à cette terrible absence d'amour et de présence paternelle que je ressentais encore plus violemment depuis que j'étais devenu père moi-même.