Dépression

Rédigé par Une Voix
Classé dans : Zone noire, Errances Mots clés : aucun
Puisque j'étais de trop pour mes amis, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Puisque mon meilleur ami de quinze ans n'en pouvait plus de ma tronche, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Puisque des "vrais écolos" jugeaient qu'en tant que père d'une petite fille, j'étais un dangereux inconscient, un irresponsable, un complice de la sixième extinction des espèces, pourquoi ne pas rétablir la balance du nombre que j'avais moi-même temporairement alourdi et me supprimer ?

Puisque j'étais peut-être un horrible salaud, d'avoir aimé et vécu avec une femme pendant douze ans et d'avoir eu un enfant avec elle sans être sûr que notre amour soit éternel, le seul possible, absolu et indépendant d'autres paramètres de l'existence tels que les relations sociales ou le sens au travail, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Puisque ma famille se moquait de la famille, que mon père se contrefichait de la vie de ses enfants et de ses petits-enfants, qu'il préférait rompre les liens et toutes les valeurs familiales plutôt que de céder un pouce de terrain sur l'orgueil, la fierté, les apparences, les préoccupations nombrilistes et les intérêts égoïstes, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Puisqu'en devenant père, j'avais commencé à devenir tout ce que j'avais voulu combattre, un horrible proprio, un type qui fait gaffe à l'argent et commence à réfléchir en terme de capital parce qu'il cherche à protéger sa famille dans un monde difficile et incertain, un gars qui flippe à l'idée de ne pas avoir de quoi offrir le minimum décent à son enfant, puisque donc je devenais tout ce que j'avais voulu combattre, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Puisqu'une certaine forme de peur et de protectionnisme s'était mise à coloniser mon existence et mes pensées depuis que je n'avais plus aucune garantie de protection familiale (l'argent de la famille était entre les mains de mon père qui était tout sauf un homme fiable et protecteur), aucune garantie de protection par mon travail (j'étais éloigné de l'emploi, précarisé, dégoûté par le milieu professionnel que j'avais choisi et je ne savais pas où j'allais) et aucune garantie de protection sociale (l'Etat n'ayant rien de Providence avec tous ceux qui, comme moi, ont cumulé les alternances de chômage et d'emploi, les petits boulots, les contrats précaires...), puisque donc une forme de peur et de repli protectionniste avait colonisé mes pensées alors que je m'étais toujours senti fait pour vivre sans chaînes parmi les autres, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Puisque je ne savais plus comment vivre l'Amour, puisque j'avais peur de ne plus vivre l'Amour, de ne plus avoir droit à l'Amour, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Puisque je m'étais enterré professionnellement, puisque je ne me voyais plus aucun avenir professionnel autre que celui de pion dans un système aliénant, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Puisqu'on exigeait de moi que je sois là pour les autres, mais que ceux qui l'exigeaient n'étaient pas là pour moi, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Puisque je n'étais pas heureux, pourquoi ne pas me supprimer ? 

Telles étaient mes pensées dans les jours qui ont précédé mon hospitalisation. 

Je n'avais plus goût à rien, plus foi en rien. 

Je n'espérais plus rien. Je me disais : le monde peut tourner sans moi. Il n'a pas besoin de moi. Il ne veut pas de moi. Ma vie n'a rien à lui offrir. Ce monde peut parfaitement tourner sans moi. Il tournerait même mieux sans moi. Si je n'y suis pas heureux, pourquoi ne pas s'attaquer à ma vie à moi, plutôt qu'au monde tel qu'il est ? Sans doute même le monde s'en porterait-il mieux, si je n'étais plus là. 

Je ne "casserais plus les couilles" de mes potes. 

Je soulagerais cette Terre de la vie d'un de ces humains en surnombre qui empêchait la planète de respirer. 

J'enverrais un message à mon père, un message sans appel et sans retour lui disant : voici le fruit de ta vie, voici le suicide de ton fils. 

Je mettrais fin à mes souffrances. 

Je ne risquerais plus de me tromper, de faire erreur. 

Je ne ferais plus souffrir qui que ce soit. 

J'enverrais un message à la presse pourrie, aux journalistes pourris, aux censeurs encartés et à toute cette clique, un message leur disant : vous avez gagné, vous avez triomphé, vous avez un casse-couille de moins à entendre critiquer votre sens de la vérité, de l'intérêt général et de la démocratie.  

J'enverrais un message à ce monde en disant : vos règles du jeu ne sont pas les miennes. 

Je laisserais à Cécile la vie qu'elle avait voulu avec Luce, où je ne trouvais plus ma place. Je lui laisserais tout ce que j'ai, tout ce que je possède. Je l'encouragerais à refaire sa vie. Je lui demanderais de me laisser disparaître, pour le bien de tous. 

En me supprimant, tout serait plus simple. Je libérais d'un poids tous ceux qui avaient à subir mon caractère et ma dépression. Je me libérais de mes souffrances et des mes angoisses. Je répondais à toutes les formes de désamour par la seule réponse digne : l'impossibilité de vivre dans le désamour. Je m'extrayais des règles du jeu d'un monde dégueulasse. Je niquais même les banques, en squizzant les deux tiers l'emprunt que Cécile et moi avions souscrit pour l'appartement... Cécile n'aurait plus qu'un tiers à rembourser seule pour que l'appartement soit à elle. 

Oui, me supprimer était une bonne idée. Rationnellement, une très bonne idée. 

Mais il y avait ma fille, ma fille que j'aimais plus que tout. Comment la laisserais-je ? Luce ne méritait pas une vie marquée au fer rouge par un drame familial. Aucun enfant au monde ne mérite la souffrance et le malheur. 

Pouvais-je me donner la mort sans conséquences lourdes, présentes ou futures pour ma fille ? Cécile pourrait-elle organiser une vie avec quelqu'un autre pour que ma fille ne manque de rien ? Le père que je suis était-il substituable ? Pouvait-on me remplacer par quelqu'un d'autre facilement, discrètement, sans drame ni trompettes, me remplacer par un homme sain, la tête sur les épaules, aimant et généreux ? Y avait-il une possibilité pour que je disparaisse, sans créer de drame pour les personnes qui m'étaient chères ? 

J'ai soumis l'idée à Cécile. L'idée de me donner une mort douce, discrète, sans drame. Une mort rationnelle, libératrice pour tout le monde. Une mort qui voulait faire le nécessaire pour que personne n'en souffre, en premier lieu ma fille. Une mort expliquée afin qu'elle soit comprise. Une mort qui me libérerait des injustices, de la tristesse, des erreurs, des angoisses et des souffrances.