Une voix dans la foule

Le jour où Cécile m'a annoncé qu'elle était enceinte, j'ai eu la peur de ma vie. 

Ma gorge s'est serrée. Ma poitrine s'est comprimée. Un flux de panique froide m'a traversé dans tout le corps. 

Quoi ? Un enfant ? 

Moi, je vais avoir un enfant ? Je vais être père, moi ? 

Père, l'ado attardé de trente-six ans ? Père, le palabreur ? Père, le dépendant affectif, l'ex joli cœur rangé avec une fille bien ? 

Un enfant... Mais comment je vais faire ? 

Moi qui sait à peine me faire cuire un œuf, qui ne pense pas à m'acheter un t-shirt quand c'est nécessaire, qui ignore comment faire tourner une machine à laver correctement, je vais avoir un enfant ? 

Moi qui ai parfois douté que Cécile et moi étions "faits l'un pour l'autre" ?

Moi dont la mère est décédée deux ans avant, dont le père est absent, moi qui suis presque sans famille et qui n'ai personne autour de moi, je vais avoir un enfant ? 

Moi qui ai toujours pris des distances infinies à l'égard du schéma familial traditionnel, pour en avoir immensément souffert à travers mes parents durant l'enfance, je vais avoir un enfant ? 

Moi qui m'étais juré de ne plus remettre un ongle dans des souffrances d'enfance... 

Moi le rêveur perdu dans des projets impossibles qui enchaîne les CDD alimentaires et les périodes de chômage depuis des années, je vais devenir père ? 

Moi qui n'ai pas le début d'un pouce de stabilité professionnelle, qui ai vu mes rêves de journalisme voler en éclats dans les pratiques de la presse régionale, je vais devenir père ? 

Moi qui peut-être ne trouverai jamais ma place dans ce monde, pour n'avoir peut-être au fond de moi aucune disposition et aucune envie de me stabiliser dans un monde faisant une très large place au chacun pour soi, à la barbarie, à l'indifférence et à l'exclusion ? 

Moi, dont l'existence se trouve à des années-lumière de tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à une vie de père de famille ?   

Je vais devenir père, je vais avoir un enfant. Je suis terrorisé. 

On s'y prépare depuis quelques mois, pourtant. Je me suis figuré que j'avais le temps. Que ça prendrait des mois, des années, comme c'était le cas de nombreux couples autour de nous. 

Mais c'était là, déjà, bien là ! Cécile est enceinte. J'ai concentré tous mes efforts contre cette froide panique, j'ai vu le bonheur de Cécile, je lui ai souri et je lui ai dit c'est merveilleux.